Intro
C'est une question qu'on me pose au moins une fois par semaine. Je n'exaggère pas. C'est aussi une question un peu épineuse parce que la réponse est - à mon sens - ça dépend.
Non pas que la voix de poitrine ait quoi que ce soit d’intrinsèquement mal sain - il s’agit de la fonction normale des cordes vocales pour les notes graves - au contraire, on pourrait même argumenter que chanter uniquement en voix de tête serait un acte vocal dysfonctionnel ! Si je dis ‘ça dépend’ comme réponse c’est parce que la question vient souvent de personnes qui se sont essayées à entraîner le mécanisme de poitrine toutes seules et il est possible de mal faire ce travail si on n’y est pas habitué. J’avais un prof il y a longtemps qui disait ‘le problème avec les autodidactes est que leur prof ne connaît rien à ce qu’il enseigne’ - ça m’a fait rire sur le coup, mais c’est pas pour autant moins vrai. Il est difficile, voire impossible, d’enseigner quelque chose qu’on ne comprend pas et qu’on ne sait pas faire - d’autant plus si l’élève et le prof sont la même personne !
Cependant, si on imagine travailler avec un professionnel qui comprend profondément la fonction vocale et qui saura travailler la poitrine sans pour autant perturber la fonction tête que la soprano a très patiemment construite, notre soprane peut foncer. Il n’y a rien d’intrinsèquement mauvais à chanter en voix de poitrine et il n’y a aucune raison que l’utilisation du registre de poitrine lui fasse perdre sa voix de tête.
D'où vient cette question ?
Pour comprendre la peur qui motive cette question, il faut comprendre que les sopranes lyriques chantent la majorité du temps en voix de tête (pas que, mais majoritairement). Regardez cette vidéo de Montserrat Caballé :
Montserrat Caballé : Casta Diva
Les artistes de musiques actuelles, par contre, emploient beaucoup plus souvent la voix de poitrine, ou du moins une version de la voix de poitrine (encore, pas que - mais majoritairement). Regardez cette vidéo de Demi Lovato :
L'un n'est pas mieux que l'autre - ce sont juste deux façons fonctionnellement différentes d'utiliser l'instrument.
De nos jours, de plus en plus de sopranes lyriques souhaitent s'essayer à d'autres styles de musique (soit pour le plaisir, soit pour mieux aider leurs élèves qui chantent de la musique actuelle) et comme le vieux mythe persiste que chanter en voix de poitrine détruira la voix lyrique, elles ont peur (il y en a beaucoup à qui on a même appris à parler en voix de tête pour 'protéger' la voix - c'est une absurdité fonctionnelle, bien sûr, mais l'idée reçue a la vie dure).
Pour y voir plus clair et comprendre si cette peur est fondée, regardons ce qui se passe mécaniquement dans le larynx dans les deux registres.
Aigu et grave : des muscles différents
Pour produire une note, nos cordes vocales vibrent. Plus elle vibrent vite, plus la note qu'elles produisent sonnera aiguë et plus elles vibrent lentement, plus la note produite sera basse. Lorsqu'on chante un la 440, elles vibrent 440 fois par seconde. Pour produire différentes notes, elles doivent vibrer à différentes vitesses.
Le larynx régule la vitesse de vibration des cordes vocales en ajustant la tensions de ces dernières - un peu comme on tend ou détend des cordes de guitar pour changer la note qu'elles produisent. Pour y parvenir, le larynx fait usage de certains muscles. Pour simplifier le processus, on peut se dire qu'il y a un muscle qui s'occupe d'augmenter la fréquence (le crico-thyroïdien, qui se trouve sur la surface extérieure du larynx - voir image ci-dessous) et un autre qui s'occupe de baisser la fréquence (le thyro-aryténoïdien, qui se trouve à l'intérieur même des cordes vocales - voir image ci-dessous).
Ces deux muscles travaillent ensemblent sur la plupart de la tessiture (sauf les extrêmes) et permettent aux cordes vocales de produire toutes les notes de notre tessiture. 1
Tête et poitrine : des registres différents
Le terme registre décrit, selon la compréhension scientifique actuelle de la voix, un principe mécanique de vibration dans les cordes vocales - ou un schéma vibratoire, si vous préférez 2. Si les cordes vocales changent de façon de vibrer, elles changent de registre : comme des vitesses dans une voiture.
Le nombre exacte de registres est encore source de débat, mais la plupart des sources fiables s'accordent pour dire qu'il y en a deux qui constituent les principaux mécanismes de la plupart des actes de voix chantée. Traditionnellement, on les appelle **tête** et **poitrine**, mais bien d'autres appellations existent aussi (mécanisme 1 et 2, mécanisme lourd et léger, masse fine et masse épaisse, plein et falsetto et j'en passe...). J'ai fait le choix conscient il y a quelques années d'adopter les termes traditionnels puisqu'ils sont utilisés dans la plupart des genres musicaux et je ne vois pas l'intérêt d'embrouiller mes chanteurs en leur imposant de nouveaux termes. Appelez-les comme vous voulez si vous n’aimez pas tête et poitrine (Robert et Marcel c’est pas mal, non ?)
Bref, si on chante la même note en voix de tête et en voix de poitrine, les cordes vibreront à la même fréquence / vitesse (puisqu'il s'agit de la même note), mais elles vibreront d'une façon différente : en poitrine, les cordes vocales se touchent sur toute leur profondeur et en tête elles ne se touchent que sur la surface supérieure (voir images ci-dessous)
Nos oreilles perçoivent une différence de timbre entre ces registres : en poitrine, la profondeur d'accolement des cordes produit beaucoup d'harmoniques, ce qui donne un son riche et plein alors qu'en tête, la profondeur réduite produit beaucoup moins d'harmoniques et donne donc un son plus pur.
Comme ces deux registres sont diamètralement opposés, la peur derrière la question 'est-ce que je perdrai mes aigus' est compréhensible - si je travaille l'un, est-ce que je perdrai l'autre ? Et bien non, aussi différents qu'ils soient, les deux registres sont naturels et nécessaires à une bonne fonction vocale. Ils ont, cependant, chacun des avantages et des inconvénients.
Avantages et inconvénients
La voix de poitrine demande au muscle TA (le muscle du grave) de travailler particulièrement fort. Travailler la voix de poitrine apporte donc stabilité, richesse harmonique et puissance à la voix - mais une voix qui ne chante qu'en voix de poitrine tout le temps finira par manquer de finesse et de souplesse - en gros, on aura l'impression de se faire crier dessus dès que le chanteur passe dans le médium et l'aigu.
La voix de tête demande au muscle TA de beaucoup moins travailler - de lâcher prise en quelque sorte. Travailler la voix de tête apportera flexibilité, agilité, légèreté et pureté de timbre - mais une voix qui ne chante qu'en voix de tête tout le temps finira par sonner faible, instable et terne, surtout dans les graves (je vous regarde du coin de l’oeil les sopranos qui pensez être incapables de chanter en dessous du do3…).
En travaillant des deux côtés, on garnit les bienfaits de chaque registre - le résultat sera une voix puissante et souple, riche et agile - qui ne voudrait pas ça ?!
Conclusion
La voix comprend deux registres de base, la voix de poitrine et la voix de tête. Chaque registre a des particularités, l'un apporte richesse là où l'autre apporte pureté, l'un apporte stabilité là où l'autre apporte agilité. Travailler pour développer les deux donner la meilleur des deux mondes.
Pour notre soprano lyrique qui se demande si elle peut travailler la voix de poitrine sans perdre l'accès à ses aigus on peut lui répondre que si elle se fait guider dans le travail de la voix de poitrine par un prof qui comprend profondément la fonction vocale et l'acoustique de la voix chantée, elle n'a rien à craindre et tout à gagner. Elle pourra au minimum gagner en puissance et stabilité dans sa voix de tête et mieux asseoir ses graves en lyrique. Si elle a envie d'aller plus loin dans le travail, elle pourra aussi trouver de nouvelles options pour le milieu de sa voix qui lui permettraient de chanter d'autres styles de musique de façon stylistiquement appropriée.
Références
1: Le processus de gestion de la fréquence vibratoire des cordes vocales est bien plus complexe que la simple coopération de deux muscles - cependant cette simplification est largement suffisante pour les besoins de cet article. Si toutesfois vous souhaitez en savoir plus, je vous encourage à lire 'Principles of Voice Production' de Ingo Titze.
2: Roubeau, B., Henrich, N., & Castellengo, M. (2009). Laryngeal vibratory mechanisms: the notion of vocal register revisited. Journal of voice : official journal of the Voice Foundation, 23(4), 425–438. https://doi.org/10.1016/j.jvoice.2007.10.014